Le Cap-Vert

Après Madère et les Canaries, nous avons découvert par un temps couvert et venté ce nouvel archipel qui regarde des deux côtés de l’Atlantique, carrefour terrestre de l’océan, pointillé de la route de l’esclavage devenu trait d’union des cultures. Les façades bigarrées de la ville de Mindelo dépeignent bien cette histoire arlequine débutée il y’a cinq siècles par la colonisation portugaise de ces îles jusqu’alors désertes.

Au son du cavaquinho, la guitare traditionnelle à quatre cordes, nous avons entendu la morna s’élever, lente et suave, exhalant ses notes mélancoliques qui emportent dans les vapeurs de grogue (le rhum local) la mémoire couturée des Capverdiens. Cesaria Evora chantait pieds nus cette histoire en harmonique, héritage reliquaire d’un peuple-marée jeté sur ces îlots par les affres de la traite négrière avant d’en être rejeté par la sécheresse, la suffisance coloniale et les difficultés économiques.

Aujourd’hui, il y’a plus de capverdiens hors du Cap-Vert que sur ses dix îles.

 

Terre et habitants y partagent à l’unisson ce métissage tout en contraste, balloté entre la plénitude et le néant. A quelques encablures des étendues lunaires de l’île déserte de Santa Luzia, dans la vallée de Paul, sur la grande sœur Santo Antao, on conserve et on entretient un Eden que l’on croirait immuable s’il n’était menacé par la raréfaction de ses ablutions. Igname, manioc, patate douce, manguier, canne à sucre, bananier, arbre à pain, caféier, citronnier, avocatier, papayer, goyavier, fleurissent à perte de vue. Les terrasses s’étagent sur ses flancs avec une précision d’orfèvre ; on tient plus que tout à cet écrin qui a dressé ses montagnes en nasse face à l’océan pour en capturer ses nuages et en recueillir les eaux. Le Cap-Vert ne produisant que 10% de son alimentation, chaque arpent et chaque goutte sont exploités avec l’attention et l’ardeur que la rareté impose. On se bagarre ici avec dame nature, la gratitude se fait plus rare parce qu’elle donne assez pour survivre mais plus assez pour vivre. La noblesse de cette existence, en équilibre sur le parapet du changement climatique, pourrait chanter Reggiani ; « Combien de temps encore ? des années, des jours, des heures, combien ? quand j’y pense mon cœur bat si fort, mon pays c’est la vie ».

Nous nous perdons avec émerveillement dans ce cirque de verdure qui baigne dans la lumière du ponant, lorsqu’au détour d’un champ de cannes à sucre nous entendons dans un français parfait, vestige de la francophonie, un vieillard nous demander avec un grand sourire et l’air espiègle de celui qui connaît déjà la réponse : « Vous cherchez votre chemin ? ». Entendre la langue de Molière dans la campagne capverdienne est aussi jouissif qu’inattendu. Nous repartons heureux, reconnaissants et surtout réorientés.

Loin de l’auto-suffisance, étranglé par une dialectique économique à sens unique qui le place sous perfusion, l’archipel a choisi de prendre son temps dans un monde qui va vite ; le mantra local, « Cabo Verde no stress » est la traduction globalisée de cet attachant détachement. « Le temps ici a deux dimensions, la longueur au rythme du soleil, l’épaisseur au rythme des passions[1] ». On n’a aucune raison de le lui reprocher, aurait-il tort d’ailleurs ?

Loin d’en faire une généralité trop hâtive, nous avons été charmés par la gentillesse, l’hospitalité et la joie de vivre des Capverdiens. En dépit de la pauvreté endémique et des difficultés qui l’accompagnent, l’heure n’est pas ici aux lamentations et aux vitupérations victimaires. Il y’a de la dignité dans cette résilience, une force d’âme dans cette volonté.

Après presque trois semaines de découverte enchantée, nous hissons les voiles et reprenons notre route sans trace, les montagnes de Santo Antao s’amincissent et rétrécissent déjà dans les nuages. Nous partons maintenant traverser l’atlantique !

Au revoir Cap-Vert, « petit pays, je t’aime beaucoup »…

 

[1] Amin Maalouf, Samarcande