La Graciosa

La gracieuse. Le nom semble bien choisi pour cette île au nom de goélette qui change de costume à chaque nuage et d’humeur à chaque marée.

La grâce, c’est le dialogue merveilleux du mouvement et de l’esthétisme, celui dont on se sent touché parce qu’il parle encore davantage à nos âmes qu’à nos sens ; La grâce, c’est Pen Duick toutes voiles dehors, l’ondulation d’une baleine bleue et la godille avec un bonnet à rayure.

Le goudron n’y a jamais débarqué sur la Gracieuse, on s’y promène sur des pistes cahoteuses et des sentiers éphémères, on s’y égare à travers des plaines sableuses parsemées d’arbustes assoiffés, on s’y élève sur l’une des quatre collines que l’on nommera montagne par orgueil autant que par déférence. En bannissant la route, La Graciosa consacre la déambulation et sanctifie l’errance. On s’y convertit aisément et l’on accepte volontiers de s’y abandonner.

« c’est tellement calme et sauvage, c’est incroyable. C’est comment l’été ? » demandai-je incrédule à Virginia qui nous ramenait en 4×4 de l’autre côté de l’île, après une journée de marche et des heures esseulés. « L’été ? l’île disparaît ! c’est la folie…».

Nous étions donc quelques-uns à avoir la chance de découvrir la Graciosa en dehors de la saison touristique ; les hordes de vacanciers estivaux gerbées des ferrys avaient cessé d’y juxtaposer leurs serviettes, laissant le vent s’empresser de faire siffler les pierres et chanter le sable pour en effacer les traces. La terre s’offre ici le luxe d’oublier son piétinement d’un simple courant d’air. Plus rien ne subsiste désormais de l’armée des parasols et des alignements de claquettes.

Dans cette cathédrale rendue au mutisme d’Eole, nous rencontrons quelques pèlerins de la tranquillité, avides comme nous de quiétude mais heureux de rompre la loi du silence à l’heure du repas, brisant ainsi avec une facilité déconcertante la retenue habituelle face à l’inconnu. Nous rencontrons ainsi Jamie et Dina sur la plage et partageons le soir-même l’apéro dans la langue de Shakespeare à leur bord avec leurs filles Arya et Gabriella. Nous laissons notre annexe à Jean-Marie et Katie quelques minutes à peine après avoir salué ces nouveaux voisins, le temps d’aller refaire le plein d’eau au port et de remplir leurs bidons au passage, avant de revenir prendre le café à leur bord. Nous échangeons avec Morgan, Laura et leurs quatre enfants qui ont déposé leur annexe à côté de la nôtre, croisons Manu qui rentre de balade et pique-niquons avec Nolwenn, Alexis et leur fils Teiva rencontrés la veille sur la plage.

 

Ils sont mécano, menuisier, puéricultrice, pompier, photographe, rentier, prof de surf, médecin, vivent sur leur bateau tous les six mois, pour un an ou toute leur vie, l’ont acheté ou construit, passeront l’hiver aux Canaries, partiront pour les Antilles ou rentreront en France retrouver leur yourte, faire les marchés de l’été ou le championnat de godille de Groix.

Leurs vies sont aussi différentes que leur bras d’honneur au tumulte et au conformisme est identique.

Les conversations sont franches et sans fard. On ne se connaît pas mais on ne se cache rien. Personne ne parle ici de vacances ; en faisant le choix du voyage et de la vie en mer pour autant de raisons qu’il y’a de marins, chacun pousse la porte d’un monastère intérieur dont on attend davantage que le repos. On partage pour un temps cette pérégrination qui suffit à nous réunir et qui nous sépare aussi vite pour les mêmes raisons. Mais ce n’est pas la brièveté que l’on retiendra.

 

Ce que l’on retiendra, c’est que l’altérité nous a offert l’échange, l’authenticité la découverte et la contemplation l’émerveillement, et que c’était peut-être ça, la véritable grâce de la Gracieuse.