Treizième jour de transat, l’Amazone s’annonce déjà dans les reflets de l’océan ; les flots et le ciel s’obscurcissent et s’alourdissent, chargés de la même moiteur. Les grains se succèdent et se joignent aux 200 000m3 d’eau douce rejetés chaque seconde dans l’océan par le géant sud-américain. Après quinze jours de mer nous apercevons finalement dans la brume les contours de la « France équinoxiale », devenue Guyane, ce qui signifie « terre de grandes eaux » en Arawak, à juste titre. Nous mouillons l’ancre dans le lit vaseux du Mahury, accolés à une marina qui n’en porte plus que le nom, ayant laissé l’humidité et la mangrove dévorer les pontons et les quelques bateaux qui l’occupent, dont on peine d’ailleurs à dire combien de temps encore on les définira ainsi.
La forêt équatoriale recouvre ici 97% de ce territoire enclavé entre le Surinam et le Brésil, confetti de l’Amazone et de ses eaux recueillies autant qu’elles sont déversées. Entre les chapes végétales de la canopée qui verrouillent cet écrin, on ne s’y déplace que sur les cours d’eau, à travers leurs innombrables méandres.
Le Maroni et l’Oyapock, que le droit international nomme frontières, s’apparentent ainsi davantage à l’autoroute A6 un week-end de juillet, la clim et les sandwichs triangle en moins. A travers cette passoire incontrôlable s’infiltrent les garimpeiros, ces chercheurs d’or exploités par les réseaux mafieux qui font pleurer la terre et saigner les fleuves, avec pour seul risque celui de se voir infliger une sévère « Obligation de Quitter le Territoire Français ». La politesse à elle-seule n’a jamais repoussé la barbarie. Saccagées par les pompes à haute pression et les rejets de mercure, les eaux de ces camps d’orpaillage illégaux charrient la cupidité et l’impuissance dans leur limon, emportant dans ces souillures le seul trésor de cette étendue sauvage que l’on appelle biodiversité, Selva ou Pacha Mama. Après avoir avalé sans broncher le conquistador Orellana et ses troupes profanant son sanctuaire au 15ème siècle, la déesse organique qui tend les deux joues ploie aujourd’hui sous les blasphèmes de ses descendants sans scrupules. Oreste tue Clytemnestre en silence au nom d’« El Dorado ». Triste piété qui pousse au matricide.
Sur ces fleuves et ces sentiers qui bruissent constamment les enfants découvrent pourtant avec émerveillement ses habitants et leurs secrets, encore méconnus ou incompris, et saisissent face au fromager majestueux, au serpentin des fourmis champignonnistes, au ballet des morphos et au vol stationnaire des colibris, ce que des centaines de mammifères, des milliers d’espèces végétales et des millions d’espèces d’insectes disent ici de l’incroyable mystère de la Création. Le fruit du suintement de la terre et du ciel offre le spectacle de la vie et de la mort avec une fascinante brutalité et une éblouissante harmonie.
Un dimanche nous nous sommes rendus au village de Cacao, à une petite centaine de kilomètres de Cayenne. En 1977 y a été installée discrètement une communauté Hmong héritière de l’histoire coloniale française en Indochine.
Une grande partie de ce peuple, à cheval entre les frontières du Laos et du nord-Viêtnam, a en effet combattu l’avancée des troupes communistes aux côtés des soldats français puis américains, héritant après leurs départs aux allures d’abandon du statut peu enviable de traître à la Patrie par le Parti arrivé au pouvoir en 1975. Traqués par le régime communiste, plus de 100.000 Hmongs durent ainsi fuir les persécutions et les exécutions sommaires. Une partie d’entre eux fut accueillie par la France et installée dans ces montagnes gorgées d’eau qui rappellent celles de Cao Bang. Ces terres, défrichées à la main dans l’indifférence générale, produisent aujourd’hui près des ¾ de la consommation locale de fruits et légumes.
A Cacao, la rente mémorielle a été acquise dans le sang et la sueur, loin des slogans incantatoires. Elle s’exprime silencieusement, dans une pudeur et une dignité qui ont suscité le respect, la reconnaissance et l’admiration. On parle français autant que Hmong ; « on n’habite pas un pays, on habite une langue, une Patrie c’est ça, et rien d’autre » écrivait Cioran. S’opère donc ici une dialectique entre origine et destination qui interpelle parce qu’elle ne renie ni l’une ni l’autre. Comme si la diversité n’était pas intrinsèquement source de richesse mais qu’elle avait besoin pour cela de cette disposition d’âme que l’on appelle la volonté, créant ainsi le filtre salvateur qui laisse sédimenter l’unité et bannit la sédition. Alors, peut-être, se construit une communauté de destin qui peut prétendre à l’universel et que l’on appelle société. Serait-ce pour cela que l’on peut plus facilement qu’ailleurs en métropole dire à ses enfants, dans cet endroit perdu d’Amérique du Sud, au milieu d’un peuple venu du pays des nuages aux confins du Tonkin ; « Ici, c’est la France » ?
Nous avons achevé notre escale guyanaise par la visite des îles du Salut, petit archipel à quelques encablures de Kourou. Actuellement propriété du Centre National de Recherche Spatiale puisque placé sur les trajectoires de lancement du Centre Spatial Guyanais, elles sont davantage connues pour le bagne qui y fut installé en 1793. La première République y déporta les opposants politiques ainsi que des prêtres réfractaires. Conservé sous la troisième république, Dreyfus y fut emprisonné entre 1895 et 1899, dans un cachot isolé de l’île du diable. Abandonné en 1947, la nature s’est empressée d’y reprendre ses droits ; elle engloutit les cellules, grignote la pierre et enlace les grilles, figeant dans le temps les stigmates d’un salut que l’on peine à imaginer pour ses occupants.
Nous quittons la Guyane sous une pluie diluvienne, poussés par le courant de l’Amazone, la tête levée pour tenter sans succès d’apercevoir le tir du lanceur russe Soyouz, le 10 février 2022 à 15h09. Nous apprendrons par la suite que c’était le dernier ; les tristes déflagrations aux portes de l’Europe ont porté jusqu’aux côtes guyanaises. La bêtise, comme la forêt, n’a pas de frontières. « Il faut éradiquer la première et conserver la deuxième !» a crié Dieu. Mais l’Homme a entendu le contraire.