Ce jeudi 28 juillet, l’équipage se réveille à l’embouchure du Rio Chagres. Dans la pâleur du jour qui s’éveille, la brume légère stagne à la surface de l’eau plate. Nous allumons le moteur et remontons lentement le fleuve, entourés par la jungle qui nous enveloppe de sa moiteur et résonne des cris des singes hurleurs.
Un croco, des singes et des papillons plus loin, nous faisons demi-tour pour retourner à l’entrée du fleuve mouiller là où nous avions passé la nuit ; nous aimerions aller visiter le Château San Lorenzo qui domine l’embouchure.
Nous recroisons un catamaran américain qui avait passé lui aussi la nuit dans l’un des méandres et qui, comme nous, s’apprête à rejoindre la marina de Shelter Bay dans la journée.
Nous échangeons quelques mots et remarquons tous les deux que le courant est un peu plus fort ce matin et que le niveau du fleuve a légèrement monté.
Nous convenons chacun que, sans en connaître la raison exacte (pluie de la nuit, marée ?), cela reste suffisamment insignifiant pour ne pas avoir besoin de pousser plus loin l’investigation.
30 minutes plus tard pourtant, nous arrivons à l’embouchure du Rio et l’insignifiance n’en est plus une ; Le courant soulève des vagues dans la chicane d’accès au fleuve et il ne nous faut pas longtemps pour comprendre qu’il est hors de question de tenter de sortir du fleuve dans de telles conditions. Les cartes marines sont en effet très peu précises pour cette zone et nous savons qu’il y’a des cailloux et qu’il est donc impératif de pouvoir reprendre notre trace GPS à l’identique pour sortir en toute sécurité.
Le capitaine est d’ailleurs catégorique ; impossible avec un tel courant de suivre la trace GPS, il est donc hors de question de tenter une sortie à l’aveuglette en avançant à près de 10 nœuds dans le courant. Un choc contre un rocher aurait alors des conséquences catastrophiques pour le bateau (et l’équipage). Hors de question également d’aller à terre avec l’annexe, et encore moins de quitter le bateau en le laissant sans surveillance.
Nous choisissons donc de remonter le fleuve d’une bonne centaine de mètres pour garder un œil sur la situation à l’embouchure et de mouiller toute notre chaîne pour attendre l’accalmie qui ne devrait pas tarder à se manifester, pensions-nous…
Une fois installés et solidement ancrés avec nos 60 mètres de chaîne dans 8m d’eau, nous apercevons le catamaran américain qui descend à son tour le fleuve pour en sortir. Vianney le contacte par radio et lui conseille de rester en attente plus haut dans le fleuve. Il préfère pourtant tenter la sortie car il a repéré des troncs d’arbre dans le lit du fleuve, et le courant, qui a forci, les charrie à bonne vitesse, risquant de se coincer entre ses deux coques.
Inquiets pour lui, nous l’observons entrer dans la chicane d’accès au fleuve. A une vitesse vertigineuse, il manœuvre en crabe dans le virage, moteurs à pleine puissance, totalement dépassé par la force du courant. Balloté dans les vagues, il embarque des paquets de mer sur la plage avant (nous le retrouverons le soir à la marina et il nous expliquera qu’il avait oublié de fermer ses hublots et qu’il s’est retrouvé avec des centaines de litres d’eau dans chaque coque !). Par miracle, sa route ne croise pas celle d’un haut fonds et le voilà finalement sorti et à présent en sécurité. Une fois en dehors du fleuve en effet, nous voyons bien que le vent est faible et la mer calme, c’est donc bien dans le fleuve qu’il se passe quelque chose.
Vianney relit en vitesse toutes les informations nautiques qu’il avait lues en préparant la nav dans le fleuve. Aucune ne mentionne de forts courants et ne prévient de ce type de danger, la situation est donc probablement liée aux intempéries de la nuit et devrait être de courte durée.
Nous nous préparons donc à attendre quelques heures au mouillage, tout en gardant un œil permanent sur l’amont du fleuve, qui charrie de plus en plus de débris, et sur l’aval, dont les berges du flanc ouest commencent à être grignotées par la violence du courant.
Vianney vérifie le mouillage à l’avant du bateau et se rend alors compte de la vitesse et de la force impressionnante du courant qui doit maintenant facilement être de cinq nœuds. Quelle décision prendre ? il est encore plus dangereux de sortir maintenant, faut-il attendre ici?, remonter l’ancre et remonter le fleuve, le courant sera-t-il moins fort plus haut ?
Pas question de jouer à la roulette russe dans l’embouchure comme les américains, nous sommes bien ancrés et nous le savons, nous décidons de rester pour le moment sur place et d’attendre.
Soudain pourtant, le bateau se met à déraper à une vitesse vertigineuse. Vianney, qui gardait l’œil fixé sur la berge, s’en rend compte immédiatement et se précipite sur le moteur pour l’allumer et mettre les gaz pour nous stabiliser face au courant. Il comprend tout de suite que ce n’est pas juste l’ancre qui a un peu glissé ; Le mouillage a totalement lâché ou la plaque de sable et de vase vient de se décrocher entièrement et de partir dans le courant !
Nous nous retrouvons alors avec notre ligne de mouillage derrière nous, obligés de mettre les gaz à fond pour ne pas être emportés. Derrière, à environ 300m, il y’a les rochers de la falaise du château vers lesquels le courant pousse tout droit…
Il faut de nouveau faire un choix, car Vianney conclue assez vite qu’il nous sera impossible de remonter l’ancre (ce n’est donc pas juste l’ancre qui a lâché mais bien toute la plaque qui est partie avec). Guillou se met à la barre, le moteur tourne à plein régime et Vianney part préparer le largage de notre ligne de mouillage. Pas le choix, nous devons abandonner notre chaîne et notre ancre pour nous libérer de ce point fixe qui nous retient vers l’aval. Malgré l’urgence, la précipitation est interdite ; le risque est de coincer le cablôt (corde de 40m qui se trouve après la chaîne et qui permet de rallonger la ligne de mouillage) dans l’hélice ! La tension est si forte sur le taquet et le davier que la moindre erreur peut vite faire des dégâts ! Après avoir bien vérifié que le cheminement est bon, Vianney demande à Guillou de diminuer très légèrement le régime moteur pour reculer de quelques mètres et pouvoir ainsi décoincer la chaîne du taquet auquel elle était fixée. A peine détachée, la chaîne disparaît dans l’eau et Vianney jette au plus loin le tas de cordage du câblot et de l’orin, attaché à sa bouée par acquis de conscience en se disant qu’on pourra peut-être retrouver notre mouillage plus tard … Ouf ! la manœuvre s’est bien déroulée, nous sommes maintenant manoeuvrants (enfin, plus ou moins…) ! La bouée attachée au mouillage a entièrement disparue, totalement couchée sous l’eau par la force du courant qui avoisine maintenant les 7 nœuds!
Pas de temps à perdre, moteur à plein régime (3800 tours/min …) nous remontons péniblement le cours du fleuve, à la vitesse de ….. 0.5 nœuds … (à peine 1km/h !) et slalomons entre les troncs d’arbre qui descendent à une vitesse hallucinante. Nous prions pour que le moteur ne nous lâche pas, et pour qu’aucun débris ne vienne taper notre coque, l’hélice ou l’arbre.
La situation est tendue, impossible de mouiller ailleurs (le mouillage secondaire, moins costaud, n’aurait jamais tenu), impossible de sortir, impossible de s’amarrer quelque part sous peine de s’échouer sur la berge …. Vianney demande à Guillou de préparer à l’insu des enfants les sacs étanches avec toutes nos affaires importantes à l’intérieur. Il s’agit de ne pas inquiéter les enfants qui n’ont d’ailleurs pas l’air de réaliser ce qui se passe et qui restent étonnamment calmes. Tout le monde s’équipe des gilets de sauvetage et Vianney déroule dans sa tête les différents cas de figure, procédures et manœuvres à effectuer pour évacuer le bateau en urgence si cela devait s’avérer nécessaire.
A la vitesse d’une tortue asthmatique unijambiste, nous parvenons pourtant enfin au premier méandre du fleuve. Vianney savait qu’on pourrait y trouver, dans l’intérieur du virage ou sur le côté, des zones de courant moins fort, voire des contre-courants. Il s’agit en effet de préserver notre moteur en diminuant le régime, et surtout d’économiser le carburant car on ne pourra pas tenir plusieurs heures à ce rythme. Nous sommes ainsi maintenant presque arrêtés dans un contre-courant, le moteur tourne au ralenti (à peine 1000 tours/minute), ce qui nous permet de souffler un peu et de gagner du temps.
Environ une demi-heure plus tard, nous remarquons enfin que le courant semble diminuer, et une lueur d’espoir se met enfin à briller ! une autre demi-heure plus tard, aucun doute possible, le courant est totalement retombé. Soulagés, nous reprenons le chemin de l’embouchure que nous atteignons une troisième demi-heure plus tard (il nous avait fallu plus de deux heures et demie dans l’autre sens…). Nous découvrons à ce moment-là que le banc de terre et de sable qui s’avançait et fermait la moitié de l’embouchure a entièrement disparu, balayé par le courant … ça a poussé fort…
Nous nous préparons à aborder la dernière difficulté avant de nous déclarer tirés d’affaire, sortir de la passe sans talonner !
C’est alors qu’à notre grande surprise, nous apercevons une petite bouée rouge qui flotte calmement à la surface du fleuve…. Notre bouée d’orin ! Ni une ni deux, nous nous dirigeons vers elle et la remontons à bord. 10 minutes plus tard, les 100 mètres de notre ligne de mouillage sont à bord et notre ancre retrouve sa place sur le davier ! Quelle chance !
Mais ce n’est pas encore le moment de lever les bras au ciel et de crier victoire, les yeux rivés sur le sondeur, nous reprenons la route exacte de notre entrée et après un dernier coup de stress avec une mesure à 2.1m d’eau pour un tirant d’eau d’1.8m, les chiffres s’envolent enfin ! Nous voilà sortis, l’équipage et le bateau sont sains et saufs !
Nous avons même la chance d’avoir une douzaine de nœuds de vent bien orientés qui nous permettent d’effectuer à la voile les 9milles qui nous séparent de la digue d’entrée de la baie de Colon. Cela nous rassure, car la jauge de carburant est bien basse … et ce serait dommage de tomber en panne de gasoil en entrant dans le port.
Enfin arrivés à la marina, nous interrogeons le staff qui n’avait jamais entendu parler d’une telle situations en cinq ans. Nous apprenons finalement le soir que les autorités du canal avaient décidé d’avancer leur exercice annuel d’ouverture des vannes du barrage du lac Gatun (le lac artificiel du canal de Panama), qui se déversent dans le Rio Chagres où nous nous trouvions … Le canard officiel du canal (« el Faro ») nous apprend ainsi que « cet exercice annuel qui se déroule normalement en octobre/novembre a été avancé car il y’avait assez d’eau suite aux pluies des derniers jours ». Il y avait donc un seul jour pendant lequel il ne fallait pas se trouver dans le Rio Chagres cette année, c’était le 28 juillet 2022. Hasard.
Les 14 portes gigantesques du barrage ont donc toutes été ouvertes ce jeudi matin et ont probablement déversé des millions de m3 d’eau dans le fleuve, sans aucun avertissement … (pas un message à la radio sur le canal 16 dédié à la sécurité maritime que nous veillons en permanence), ni aucune vérification (même pas une vedette pour vérifier le Rio Chagres)… On a donc écrit au canal (pas de réponse pour le moment..) pour leur demander de revoir leur procédure …
Une sacrée frayeur donc, qui heureusement se termine bien. La décision de changer le moteur avant le départ nous a probablement permis de sauver le bateau (et de ne pas mettre l’équipage en danger) car un moteur à peine moins puissant n’aurait pas fourni la poussée suffisante pour nous permettre de lutter contre la force impressionnante du courant. On savait que le moteur était un élément de sécurité incontournable du bateau, on en a maintenant la certitude..
Comme souvent dans ce genre ce cas, les choses sont allées très vite …. La seule chose que nous aurions dû faire était d’informer les secours de notre léger sentiment de mal-être. Même si nous n’étions pas encore en soi en situation d’urgence (tout le monde allait bien et le bateau aussi), cela pouvait en effet très vite très mal tourner. Peut-être ainsi aurions-nous pu être informés de ce qui se passait (mais le savaient-ils eux-mêmes puisque personne ne semblait au courant de la décision des autorités du canal ?) et peut-être auraient-ils aussi envoyé par précaution une vedette de sauvetage pour pouvoir nous prendre en compte immédiatement si nous partions nous échouer contre les cailloux (si toutefois une intervention dans un tel courant était possible..). La difficulté pour nous était que seul Vianney parle suffisamment anglais et espagnol pour pouvoir échanger avec les secours (c’est toujours plus compliqué à la radio). Or, il était en permanence accaparé par la manœuvre et ne voulait pas quitter d’un œil le bateau, le moteur et le fleuve, tant la situation pouvait basculer à tout moment et pouvait nécessiter de comprendre immédiatement ce qui se passait pour réagir vite…
On nous a déjà demandé si on s’était déjà sentis « en danger » avec notre bateau depuis le début de notre voyage. La réponse était jusqu’à présent non. Maintenant c’est oui, grâce au canal de Panama et à ses décisions incompréhensibles et impossibles à anticiper, merci.
Ci-dessous, quelques photos de la balade tranquille du matin (pardon, mais après on avait autre chose à faire…), un petit schéma de l’embouchure du rio Chagres, et les photos/articles et vidéos postées des vannes ouvertes, attention ça décoiffe !
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