La rencontre

Rien de plus évident que de devoir choisir un bateau pour partir en mer, rien de moins que de choisir le bon. Le choix était vaste mais fut rapidement restreint une fois nos critères définis, ceux que l’on choisit et ceux que le portefeuille nous impose, avec les concessions qui vont avec.

Nous avons finalement dégoté notre canote en mai 2020, après un an de recherche, et avons jeté notre dévolu en plein confinement sur « TIP TOP TWO », un Voyage 12.50 aux courbes rondouillettes ponctuées de ces grandes mirettes charmeuses qui laissent pénétrer dans le carré l’éclat de la mer et du ciel. Lorsque nous l’avons vu tous les deux pour la première fois, fin juin, ses boiseries respiraient cette odeur proustienne si rassurante et charnelle qu’elle suppléait presque le plaisir des yeux, relâchant les premières envolées de notre imaginaire. Le sourire et le silence de Guillou parlaient seuls et beaucoup, elle qui appréhendait jusqu’alors ce choix avec autant d’envie et d’attentes que de doutes et d’inquiétudes.

Michel son propriétaire l’avait bichonné pendant près de vingt ans, avant d’être rattrapé par les difficultés de l’âge qui substituent la crainte au plaisir. Il avait sillonné toute la méditerranée et avait joui d’un privilège désormais rare qui consiste à naviguer avec son bateau plutôt que de s’en servir pour décorer les pontons. 

Le tour du propriétaire achevé, nous décidions qu’il était temps de prendre la mer, tout en convenant qu’il était préférable de commencer par l’apéro. Quelques bouteilles plus tard, le charme de TIP TOP TWO développait son inextricable emprise, prenant racine dans les vapeurs évanescentes des vins de bourgogne de Michel autant que dans l’indicible excitation de cette rencontre avec ce bateau, dont nous avions déjà intérieurement décidé qu’il deviendrait le nôtre. 

Mercurey et un bord sous gennaker nous avaient fait capituler sans grande résistance.

De retour à quai, nous avons scellé notre accord d’une franche poignée de main et d’un sourire partagé. La paperasse attendrait le lendemain, le champagne était au frais et le soleil déclinait. Nous avons été invités à partager la soirée avec ce couple dont la simplicité et la générosité nous ont permis dès le premier jour de nous attacher intensément à ce compagnon de route qui leur ressemblait tant.

Nous avons parlé longtemps de terre et de mer, de vins et de bateaux, et de ce qu’ils apportent à l’Homme pour y noyer ses fragilités et bercer ses rêves. Ils nous ont raconté le difficile combat contre la maladie, la mort qui avait voulu s’inviter dans la tempête d’une dernière traversée vers la Corse, la difficile mais sereine décision de se séparer du bateau, la pointe de nostalgie qui émergeait à l’évocation de leurs enfants qui n’avaient pas trouvé l’attachement suffisant à cet héritage nautique pour en assumer le leg. Il faut bien dire que cela ressemble à un sacerdoce, et que le refuser ne pouvait plus rien enlever aux formidables souvenirs familiaux dont ce bateau était encore imprégné.

Nous avons partagé notre projet, suscitant chez eux il me semble, le plaisir de savoir que TIP TOP TWO serait le complice fidèle d’une aventure familiale qui continuerait de le mener sur les mers du monde pour lesquelles il était fait.

L’heure trop tardive pour être connue, nous nous sommes couchés pour la première fois dans notre bateau qui dormait paisiblement au bout de leur terrasse, l’esprit tourbillonnant et le cœur en joie.

Quelques mois plus tard en plein cœur de l’automne, nous quittions définitivement Port-Camargue pour convoyer le bateau jusqu’en Bretagne où nous avions prévu de préparer notre voyage. Michel et Fabienne avaient fait le déplacement de Lyon ; l’émotion était palpable lorsque TIP TOP TWO quitta le ponton, écartant pour la dernière fois les deux poteaux d’amarrage de la proue qui ne ceignaient que difficilement ses larges hanches.

Son comportement en mer était le même que celui que sa silhouette nous avait laissé supposer ; pas bien véloce ni sportif, mais fiable et endurant, agréable et rassurant. Cela tombait bien, nous n’avions pas besoin de vitesse, nous avions besoin de temps. Nous n’avions pas besoin de sensation forte, nous avions besoin d’émerveillement. Nous n’avions pas besoin de rudesse, nous avions besoin de sérénité. C’était un bateau pour nous.

Certes, il portait quelques stigmates de l’âge auxquelles il faudrait remédier ; Son vieux pont en teck avait perdu son éclat et il n’était plus question de le remplacer, l’âge des racolages de ponton étant révolu. La pluie et les vagues s’invitaient à bord à travers les joints usés des panneaux de pont, tandis que sa garde-robe n’avait pas résisté aux quelques coups de vent que nous avions rencontrés, de telle sorte que nous arrivions en bretagne avec génois, gennaker et trinquette rafistolés. Pas assez pour l’infidélité, c’était avec lui et aucun autre que nous souhaitions partir.

Un mois et toutes les conditions rencontrées nous en avaient offert une connaissance pas encore intime mais suffisante pour commencer à écouter et comprendre ses craquements et ses sifflements, ses vibrations et ses ballottements. Nous avions passé autant de temps à faire ce que voulait le bateau qu’à lui faire faire ce que nous voulions et nous avions ainsi développé une attention nouvelle et toute particulière, teintée de crainte et de satisfaction, à toutes ses réactions qui traduisaient fidèlement les humeurs de la mer et du vent. La relation que nous développions avec cet enchevêtrement de résine, de fibre, de bois et de toile était assez surprenante, nous qui ne ressentions d’ordinaire qu’une fascination mesurée pour nos moyens de locomotion ; Nous partagerions bien plus qu’un simple déplacement avec celui-ci, et cela changeait tout.

Les enfants aussi avaient trouvé leurs repères dans cet espace qui mêle l’exiguïté des corps à l’immensité des rêves. Ils affichaient un large sourire lorsque nous touchions terre, levant ainsi nos derniers doutes ; l’aventure avait bel et bien commencé et nous allions la vivre grâce à TIP TOP TWO.