Grandir en voyageant
Nous sommes enfin partis le 7 novembre, très heureux, avec beaucoup d’objectifs et d’espérances. Nous avons décidé rapidement de ne pas faire travailler les enfants pendant les navigations pour simplifier un quotidien déjà rendu complexe par les rudesses de la vie en mer et de nous y atteler à chaque escale. Les navigations offraient autre chose, que nous pensions tout aussi épanouissant ; de longs moments de lecture dans le cockpit, la découverte de la mer et ses habitants, des jeux de carte, de la cuisine ou encore des heures d’histoires à écouter dans les cabines. De l’ennui aussi, qui laisse l’esprit vagabonder et l’imagination s’éveiller et qui ne se confond pas avec l’oisiveté. Cependant, le rythme scolaire à la française continuant de planer sur Ar Goanak, je me sentais obligée de vite rattraper ce premier « retard académique » et dès le premier matin au port de Madère, après les 9 premiers jours de mer, l’école s’installait à bord ; à vos cahiers !
Le rythme des premières escales était dense, presque chronométré. Pourtant nous étions partis en voyage à la voile pour ralentir et prendre notre temps. Entre les matinées d’école, le nettoyage du bateau, les rendez-vous médicaux, le linge à emporter au lavomatique, les réparations, le plein de course… il nous restait à peine le temps de découvrir l’endroit où nous étions que la fenêtre météo nous pressait déjà de partir. Les enfants étaient fatigués des navigations et excités à chaque fois de leur nouvel environnement, l’esprit alerte, avec beaucoup de questions sur ce qui les entourait : la faune et la flore, Christophe Colomb, la géographie, le fonctionnement du bateau, l’espagnol… Nous n’arrivions plus à tout conjuguer mais il était très difficile de lâcher prise, tant je me sentais imprégnée de la manière d’enseigner en France et soumise à la pression du cadre scolaire.
Plusieurs milles plus tard, sur l’île de la Graciosa aux Canaries, nous devions finalement nous rendre à l’évidence : le rythme que nous nous imposions était démesurément soutenu et donc intenable. Les relations devenaient conflictuelles. Une pause scolaire s’imposait. A cette même période, on eut la chance de rencontrer nos premières familles en voyage. Elles nous permirent de découvrir une autre manière d’instruire ses enfants, libre et confiante, sans être trop rousseauiste : ouvrir ses enfants au monde en nourrissant leur curiosité, les laisser choisir ce qui les intéressaient et leur offrir un cadre suffisamment riche pour soutenir leurs intérêts. Cela tombait à pic, notamment pour Gabriel. On s’éloignait complètement du rythme du Cours Sainte Anne mais ce choix nous permit de nous reposer, de profiter du voyage pendant nos courtes escales et de préserver la bonne ambiance familiale qui apparaissait désormais comme la première condition d’un apprentissage réussi. Nous maîtrisions moins, nous vivions mieux, et pourtant il apprenait plus.
Encore quelques milles plus à l’ouest, en Guyane, nous quittions le bateau pour nous installer trois semaines à terre chez des amis. Nous eûmes l’occasion de remettre Gabriel et Augustin quelques jours dans une école hors contrat, fondée par un couple extraordinaire, entièrement donnés, l’un comme l’autre, à leurs six enfants. Cette petite immersion nous confirma ce que nous pensions déjà : l’enfant a un besoin immense de relations multiples, avec d’autres enfants mais aussi avec des adultes. Il se nourrit de ces échanges pour apprendre et grandir. Avec une pointe de soulagement, cette courte halte à l’école me permit d’évaluer leur éventuel retard : il n’y en avait pas. Gabriel avait encore de l’avance sur le programme en français, et seules les mathématiques étaient à reprendre plus régulièrement pour créer des automatismes, ce qui serait plus difficile à acquérir selon la maîtresse si nous laissions passer « le bon créneau ». L’escale en Guyane fût particulièrement riche en découvertes ; les enfants apprirent la vie dans la jungle, à observer des morphos, des singes et des colibris, ouvrir leurs premières cocos ou encore dormir en carbet. Augustin et Arthur apprirent à nager, Gabriel se passionna pour les fusées. Les occasions d’apprendre furent multiples et, il faut bien le dire, assez éloignées du programme de l’éducation nationale. Cette stabilité à terre me permit aussi de reprendre de manière régulière, une heure par jour, leurs apprentissages. A ce moment-là, je me rendis compte que tout ce que j’avais travaillé avec Augustin était « imprimé » ; par exemple il ne parlait plus des lettres mais de leurs sons très naturellement. Le temps faisait son office.
Notre arrivée à Fort de France constitua dans notre voyage un premier aboutissement. Nous avions alors avalé 5000 milles et la forme de mon ventre présageait la naissance imminente du quatrième moussaillon. Une nouvelle manière de voyager, plus lente et plus douce devait remplacer la frénésie des premiers mois. Mon corps m’imposait de ralentir, mais la maîtresse se rappelait à moi, en voulant profiter des quelques semaines précédant la naissance pour poursuivre son programme.
C’est ainsi que je répétais l’erreur de « tout faire en même temps ». A peine arrivés au port de Fort de France, après une navigation sportive, je m’employais à faire travailler les enfants tous les matins ; malgré la fatigue de la traversée et les multiples tâches pour permettre à notre bateau de reprendre forme (quatre jours de navigation, quinze jours de transatlantique et trois semaines de climat équatorial ayant laissé quelques traces). Sans surprise, au bout de dix jours, l’équipage explosait et nous arrêtions une nouvelle fois l’école.
Notre voyage se poursuivit avec son lot de rebondissements de toutes sortes, nous demandant sans cesse de nous réadapter. J’en retirais quelques leçons pour la suite. Enseigner à ses enfants suppose une disposition de corps et d’esprit ; ce qui peut être un vrai défi en vivant à neuf mois de grossesse sur un monocoque sous un climat tropical ! Alors, pour y faire face, je me suis concentrée sur chaque journée, l’une après l’autre. A chaque jour suffit sa peine. J’ai continué d’apprendre à saisir chaque opportunité à travers ce que nous vivions pour les faire grandir, en restant vigilante à ne pas introduire de programme trop défini et en gardant un certain détachement pour ne pas m’enfermer dans la culture du résultat.