Chronique n°1: Mère à mal

Riche de mes précédentes expériences en navigation, j’avais fait miens quelques préceptes pour contrer le mal mer. Tout d’abord la règle bien connue des 5 F : Éliminer la Frousse (facile !), la soiF, la Faim, la Fatigue et le Froid. En bref, rechercher une sorte d’équilibre du corps et de l’esprit, tel qu’on peut le retrouver dans la pensée chinoise. Et puis, le récit de mon amie Margot enceinte en mer depuis déjà deux mois, fut fort encourageant et contra à lui seul les sombres prémonitions de la sage-femme vue quelques jours avant le départ : « enceinte en mer ? Ça multiplie vos risques d’être malade ! » Merci pour la frousse !

Confiante après une première virée dans le Golfe du Morbihan en octobre à bord du joli voilier de Benoît et happée par le tourbillon des choses à organiser et l’excitation du départ, j’oubliais mes interrogations et partais sereine.

Serions-nous partis trop vite ? A bord, la fatigue accumulée des derniers préparatifs vint rapidement s’ajouter aux innombrables mouvements m’environnant ; de la mer d’abord, puis du bateau qui en épousait les ondulations, ceux de mon corps tentant maladroitement de compenser les deux à chaque instant, avec à contre-temps ce petit être qui n’eut plus tellement l’air de comprendre pourquoi je bougeais tant et qui prit le parti de se mouvoir encore plus que sa mère. Quel tournis !

J’avais pourtant plus ou moins anticipé mes réactions et m’étais préparée mentalement et médicalement à affronter si besoin les éléments, armée de tout l’attirail possible et imaginable ; (bracelet acupuncteurs, gingembre, nausicalm, primpéran…) C’était une nouvelle fois sous-estimer ma petitesse. Il me fallait m’installer dans cette nouvelle place de mère en mer, me défaire du peu que je connaissais ou maîtrisais de mes premières expériences de navigatrice pour m’adapter à cet enfant dont la puissance de vie était immense et qui devait à présent dicter la mienne.

Terrassée par l’impossibilité de contrôler ce qui me dépassait, je me résignais à m’abandonner, à m’appuyer sur mon mari pour la vie du bord, à nous faire confiance.

Les besoins et les refus du corps parlaient plus forts que ceux de l’esprit, la patience était de mise, l’altruisme impérieux.

En quelques jours, après avoir arrêté les quarts de nuit entrecoupés de maux difficiles à supporter (la tombée de la nuit avec la perte des repères du jour majorait mon mal-être) et m’être réalimentée au rythme lent et saccadé que me l’imposait mon bébé, nous nous sommes enfin amarinés ! La raideur des aspirations s’était fracassée contre les vicissitudes de la vie en mer et de la grossesse, l’oubli de soi offrait à présent une nouvelle découverte de l’être qui apprenait lentement à faire ce qu’on en attendait et pas ce qu’il avait prévu.

La beauté des lumières d’automnes, l’élégance de notre bateau paré de son gennaker, la spontanéité joyeuse des enfants, le soutien serein et permanent du capitaine, la sérénité retrouvée du bébé triomphaient de ma faiblesse et m’offraient la joie des plaisirs que l’on reçoit et non de ceux que l’on cherche.

Petit à petit j’ai pu reprendre une vie « normale » à bord, celle que je connaissais, celle qui me rassurait, celle qui m’enchantait. Les quelques coups de vent se chargeaient toutefois de me rappeler que cet équilibre resterait fragile ! 

En contemplant les innombrables étoiles au-dessus de ma tête, éclairée par la lune entièrement dévoilée de cette fin novembre, j’eus une pensée pour toutes ces mères que j’avais accompagnées dans mon métier. La force qui se dégage de ce petit être pas encore là et déjà si présent nous oblige, de temps à autre, à nous effacer. Elle nous rappelle que cette vie ne nous appartient pas, que nous n’en sommes que les dépositaires avant qu’elle ne devienne la sienne. La grossesse est une lutte parfois violente contre l’égoïsme, la vie en mer une rude invitation à l’humilité. 

 

L’immensité des éléments qui nous entoure au large exhume les fragilités enfouies. En salle de naissance, j’ai appris à côtoyer de près la vie et la mort, en mer c’est une part tout aussi mystérieuse de l’Absolu qui se révèle et nous élève, pour peu que l’on s’y abandonne.

Pour paraphraser Jean d’Ormesson qui a eu la gentillesse de m’accompagner pendant cette première traversée : « la Vie est un océan de grandeur et de petitesse ».

Cette première expérience sera certainement très enrichissante pour la suite de notre expédition en famille et nous sommes bien enjoués de poursuivre l’aventure !

A bientôt !

Navigatrice 2.0